octobre 2022

Troger ouvre ses colonnes à Valentine Python, docteure en climatologie et sciences environnementales

L’eau douce est limitée. Elle ne constitue que 2,5% de la totalité de l’eau du globe. Il convient de distinguer l’eau « bleue » des rivières, lacs et réservoirs d’eau souterraine de l’eau « verte », qui désigne les précipitations terrestres, l’humidité des sols, l’évaporation et la transpiration des plantes. L’eau est indispensable à la vie. Cette évidence semble avoir été oubliée ces dernières décennies alors que l’humanité s’est engagée dans un processus de croissance économique inédit et souvent irréfléchi. Mais aujourd’hui le climat s’emballe induisant de graves répercussions sur le cycle de l’eau. En Suisse, où règne encore la conviction que le « château d’eau de l’Europe » jamais ne manquera d’eau, l’habitude d’en disposer sans modération à tout moment est tenace. Un changement de paradigme et de gouvernance est désormais inévitable.

Une consommation irraisonnée de l’eau s’est généralisée aux quatre coins de la planète, quelles que soient les conditions pluviométriques et la disponibilité des différentes régions, encouragée par des innovations technologiques impactantes comme la désalinisation, le forage en profondeur des ressources fossiles et le détournement à grande échelle en particulier pour l’agriculture intensive et ses besoins colossaux en irrigation qu’il s’agisse de produire du maïs destiné à l’alimentation de troupeaux de taille disproportionnée ou du coton OGM destiné à l’industrie textile. La production industrielle est d’ailleurs le deuxième secteur le plus consommateur d’eau, y compris pour le refroidissement des centrales nucléaires. Dans le secteur tertiaire, le tourisme se distingue par son usage immodéré de l’eau dans les sites de prédilection de montagne et des littoraux, sans oublier l’empreinte eau pharaonique des villes du désert dont l’économie est basée sur des modes de divertissements superficiels comme le shopping à Dubaï ou les jeux de hasard à Las Vegas. En ce moment un certain événement sportif organisé dans cinq villes du Qatar entre dans cette catégorie. Remarquons au passage que le mépris de la ressource Eau va souvent de pair avec celui des droits humains, avec la démesure, le gaspillage énergétique et l’imprévoyance face aux enjeux climatiques.

Avec une augmentation de la température moyenne globale de 1.2°C à l’échelle mondiale depuis le début des mesures météorologiques, les régimes des précipitations sont désormais fortement perturbés. Le bassin méditerranéen, le nord de l’Afrique, le Proche-Orient et le Sahel connaissent déjà une baisse de 30% des précipitations, se répercutant directement sur la sécurité alimentaire et politique de ces régions qui connaissent de plus une forte poussée démographique. En général, l’intensité et la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes sont augmentées par le réchauffement global. Cela signifie que les régions arides le deviennent encore davantage et vice-versa.

En Suisse, même si la quantité annuelle des précipitations est pour l’instant stable, leur distribution est devenue moins harmonieuse avec des périodes de sécheresse persistantes alternées d’épisodes pluvieux intenses dont la fréquence a plus que doublé depuis 1901 tout comme les épisodes caniculaires qui ont pratiquement triplé depuis 1947. Depuis 2015, au moins un épisode survient chaque été. L’année 2022 a battu de nouveaux records tant du point de vue de la chaleur que de la sécheresse avec les conséquences que nous avons vues sur l’agriculture, l’élevage, l’approvisionnement de certaines localités et la production d’électricité.

Canicules et sécheresses mènent à une évapotranspiration accrue des sols et des plantes. Ce stress hydrique se répercute sur la production agricole et augmente drastiquement le risque d’incendie de forêts.
La diminution par deux du nombre de jours de neige en plaine et désormais même en moyenne montagne restreint l’approvisionnement des nappes phréatiques et la réhydratation des sols. Les pratiques agricoles agressives (terrassement, pesticides de synthèse, etc.) dévitalisent les sols qui deviennent moins résilients face à la sécheresse. Lorsque surviennent les épisodes de pluies intenses, ces sols sont lessivés, érodés.
Dans les zones urbanisées l’imperméabilisation des sols transforme les rues en torrents lorsqu’éclatent ces épisodes pluvieux intenses.

Le dérèglement climatique induit aussi une dégradation qualitative de l’eau en augmentant le transport des polluants chimiques lors du ruissellement et par l’effet de la chaleur qui augmente la prolifération de polluants organiques. L’évaporation accrue des lacs et cours d’eau en augmente ensuite la concentration.
L’évolution de la situation dépendra de notre capacité collective à réduire nos émissions de gaz à effet de serre et à restaurer les écosystèmes terrestres dont les trois quarts sont dégradés par nos activités. Car ceux-ci non seulement stockent le carbone mais offrent la meilleure résilience possible face aux effets du dérèglement climatique. Il s’agit également d’anticiper l’augmentation des conflits d’usages de l’eau dans une stratégie politique globale et nationale qui fait actuellement défaut. Celle-ci doit inclure inévitablement des objectifs visant tant l’efficience que la sobriété de notre consommation d’eau, tout comme pour l’énergie.

Les enjeux sont de trois ordres : technologiques, comportementaux et idéologiques. Les innovations qui permettent une diminution de la consommation et du gaspillage doivent être adoptées en priorité. Il n’est plus acceptable par exemple que de l’eau douce potable serve à évacuer nos excréments. Il s’agit en revanche d’être prudents en ce qui concerne les moyens d’accéder à de nouveaux aquifères ou de stocker artificiellement de l’eau. Il y a là le risque non seulement d’augmenter les conflits d’usage mais également d’aggraver l’impact sur les écosystèmes et les sols. Il s’agit donc avant tout de choisir les options qui correspondent à une diminution de la consommation et au respect de la ressource. Par exemple, en production agricole, il s’agira plutôt de diminuer son cheptel et d’adopter une production plus diversifiée plutôt que de creuser des réservoirs ou pomper l’eau des lacs.

Les individus doivent prendre conscience de ces enjeux interdépendants et adopter les comportements et les modes de consommation adéquats en évitant les produits et services liés à la surexploitation de la ressource ici et ailleurs. Pour cela encore faut-il qu’ils disposent des bonnes informations, d’un système de valeur basé sur l’altruisme et le sens des responsabilités, et des moyens économiques nécessaires.

Le principe de responsabilité individuelle ne suffira pas, les décideurs politiques et économiques doivent changer d’idéologie et se familiariser avec le concept systémique des limites planétaires qui permet de comprendre les interactions, les liens de causalité et les différents impacts des changements du cycle de l’eau. Il offre une vision globale et transversale des risques planétaires provoqués par les activités humaines et met en lumière les pressions simultanées exercées sur notre habitat commun. Enfin, ce concept mène à la conclusion logique qu’il est impossible de poursuivre une croissance économique infinie dans un monde fini, déterminé par les limites géophysiques de notre planète.

 

Valentine Python
Climatologue et conseillère nationale
Auteure d’Une Climatologue au Parlement, ou comment la politique des petits pas ne répond pas à l’urgence écologique (Ed. de l’Aire).
Valentine Python est docteure en climatologie et sciences environnementales. Conférencière, formatrice et conseillère scientifique, ses domaines d’expertise sont le réchauffement climatique et la pollution environnementale ainsi que leurs conséquences sur la santé humaine et la biodiversité. Spécialiste de l’éducation au développement durable, elle intervient auprès d’un public large pour expliquer les défis de la transition écologique.
Conseillère nationale (Les Verts, VD) depuis 2019, elle est membre de la Commission de la science, de la formation et de la culture.
Son engagement politique vise à la préservation du vivant et d’un environnement viable pour tous, pour le bien-être de chacun et pour les jeunes générations.